L'île D'Arros, Paradis Maudit
Les avocats d’affaires suisses ont l’habitude des transactions discrètes
mais celle-ci, aucun doute, devait sortir de l’ordinaire. En ce jour de
l’hiver 1998, René Merkt se présenta à la porte de l’hôtel particulier
de Liliane Bettencourt, à Neuilly, où il fut aussitôt introduit par un
maître d’hôtel. Il arrivait spécialement de Genève, convoqué en urgence
pour un rendez-vous « particulièrement confidentiel ». Là, une fois
conduit dans un salon auprès de la milliardaire et de son mari, André,
il fut frappé de voir celui-ci, d’ordinaire si posé, abréger les
politesses d’usage et lui lancer, enthousiaste : « Maître, nous allons
faire une folie ! » L’opération exigerait promptitude et ingéniosité
mais le projet tenait en quelques mots : « Mon épouse et moi allons
acheter une île. » Des années plus tard, quand la justice fouillera un à
un les tiroirs renfermant les secrets de famille des Bettencourt,
l’avocat se souviendra que l’ancien ministre, surexcité, lui avait
présenté un grand album illustré « de magnifiques photos d’une île de
l’Océan indien qu’[il] ne connaissait pas ». « J’ai appris par la suite,
dira-t-il, qu’il s’agissait de l’île d’Arros. »
Si les images montraient un paysage de rêve – ciel bleu, sable blanc, eaux transparentes – l’acquisition emprunta un circuit financier particulièrement opaque. L’argent nécessaire (18 millions de dollars, l’équivalent de 13,5 millions d’euros actuels) fut prélevé sur le compte le plus précieux des Bettencourt : celui que le fondateur de L’Oréal en personne, Eugène Schueller, père de Liliane Bettencourt, avait ouvert pendant la guerre à la banque genevoise Pictet & Cie, pour se constituer un trésor caché. La gestion en était confiée, depuis l’origine, au cabinet Merkt – d’abord le père, Maurice, puis le fils, René. À cette date, il abritait pas moins de 100 millions de francs suisses. Les titres de propriété de l’île étaient établis au nom d’une anstalt (fondation) enregistrée au Liechtenstein, D’Arros Land Establishment, et détenus par une société-écran immatriculée au Panama, Abrilor Holding, afin de dissimuler l’identité des véritables propriétaires : la famille de l’ancien shah d’Iran. Pour opérer le transfert, l’avocat suisse fit créer une autre société panaméenne qui se substitua à la précédente et dont il serait l’unique représentant (de sorte qu’en apparence, le possesseur de l’île était toujours l’anstalt). On la baptisa Yuletide International – ce qui, en anglais, désigne les fêtes de fin d’année. Tout devait en effet être réglé pour Noël.
André Bettencourt ne voulait pas attendre. Il aurait bientôt 80 ans (Liliane, elle, venait de fêter ses 76 ans), s’était retiré de la vie politique trois ans auparavant, s’éloignait peu à peu des affaires – florissantes – de L’Oréal. L’un de ses ancêtres est réputé avoir découvert les îles Canaries. Lui pense avoir trouvé le refuge qui apaisera ses vieux jours. Sa femme, elle, a des vues sur un autre joyau : le domaine du Château cheval Blanc, le plus convoité des vignobles de Saint-Emilion (Bernard Arnault et Albert Frère se l’offriront peu après). Pour une fois, il réussit à la convaincre. Les réserves de René Merkt sur les risques du montage, principalement vis-à-vis du fisc, ne pèseront pas plus lourd. Le vieil homme écoute à peine. « Comme tous ceux qui ont posé un pied sur cette île, il est instantanément tombé sous le charme », confie le décorateur Jacques Grange, qui assista à la première visite des Bettencourt à d’Arros. C’était à la Toussaint 1998. Un mois après, la vente se concluait à Genève, le 10 décembre 1998. Ils ne pouvaient imaginer qu’un jour, une vague de scandale submergerait leur paradis secret. Ils ignoraient aussi que, de toutes les espèces de requins tournant autour de l’île, les plus carnassiers ont toujours été les humains.
Sept îles pour une dette de jeu
L’histoire de d’Arros commence par un échec providentiel. En 1771, la marine royale basée à l’île Maurice – qui s’appelle encore « Isle de France » – cherche à vérifier le tracé d’une nouvelle route des Indes, expérimentée trois ans plus tôt par le chevalier Grenier à bord de la corvette L’Heure du berger. La mission est confiée à deux officiers, Joseph Marie du Roslan, qui a repris la barre de L’Heure du berger, et Guignard de la Bolière, sur le brick Etoile du matin. En chemin, ils doivent approvisionner les colonies embryonnaires que la couronne de France a établies sur un archipel baptisé en l’honneur du ministre des finances de Louis XV, Moreau de Séchelles. Bloqués par les vents contraires, aucun des deux navigateurs ne reviendra à Port-Louis avec un tracé convaincant mais sur leur parcours, l’un et l’autre découvrent une série de petites îles sauvages dans l’archipel des Amirantes, auxquelles ils donnent les noms de leurs plus hauts supérieurs : Desroches (gouverneur de l’Isle de France), Poivre (intendant des colonies de l’Océan indien) et l’une des plus petites, baptisée en hommage au baron béarnais Jean François d’Arros, alors chef de la flotte royale dans cette partie du globe. Les historiens locaux rapportent que l’îlot est alors entièrement couvert de guano et quasi désertique. Des esclaves sont amenés d’Afrique pour la déblayer et y planter des arbres. La France perd le contrôle des Seychelles au profit des Anglais en 1811, après la défaite de la marine napoléonienne. L’esclavage est aboli. Nombre d’affranchis restent sur place. Ils vivent d’un peu de culture, de la pêche et de la vente aux navires de passage de la chair des tortues géantes, qui prolifèrent dans ces eaux. Seules les îles les plus vastes accueillent de grandes exploitations.
Ce n’est qu’un siècle plus tard que les autorités britanniques autorisent les immigrés venus d’Inde à s’établir dans l’archipel et sous leur influence, le commerce se développe. Une riche famille de colons, les Temooljee, acquiert d’Arros et une quinzaine d’autres îlots dans les années 1920. Ils fondent la première banque du pays, les premières cimenteries. Le négoce de l’huile de coprah, tirée de l’amende de la noix de coco, est en plein essor. Ils couvrent leurs terres de cocotiers, bâtissent des hangars et des pontons. D’Arros n’est pas encore un éden mais devient un comptoir.
Elle ne porte pas chance pour autant. À en croire la légende seychelloise, c’est pour honorer une dette de jeu que les Temooljee doivent céder la propriété de l’atoll dont d’Arros fait partie. L’ensemble, constitué de sept îles, est dénommé « Darros group of islands » et cédé devant notaire, le 22 août 1949, à clan indien concurrent, les Pridiwalla. La production d’huile s’amplifiant, un débarcadère est construit pour charger les bateaux, puis une piste d’atterrissage est tracée au milieu des palmiers afin d’expédier des cargaisons vers des destinations plus lointaines. Bientôt, c’est par les airs que les futurs acquéreurs de l’île vont arriver.
Mowgli et Robinson
La princesse parle de cet instant comme d’une apparition, une vision enchanteresse restée figée dans sa mémoire à tout jamais : « Nous sommes tombés amoureux de cette île depuis le ciel, raconte Niloufar Pahlavi. Nous survolions les Seychelles en avion. Toutes les îles se ressemblaient. Et puis nous avons aperçu d’Arros. La forme, les couleurs, tout semblait différent. C’était presque magique. » Le souvenir remonte à 1975. Reza Pahlavi, le dernier shah, régnait encore sur l’Iran. La famille du souverain menait une vie de château, sans rien voir des menaces qui grondaient dans son pays. Aujourd’hui, la princesse est une femme raffinée au teint de cuivre qui masque ses yeux derrière d’immenses lunettes de soleil. L’épouse du prince Sharam, neveu du shah (sa mère, Ashraf, était la sœur jumelle du monarque), reçoit à Paris, dans un petit hôtel particulier proche de l’Arc de triomphe et décoré avec goût – toiles d’art moderne, statuettes antiques, chandeliers d’argent. L’évocation de ses années à d’Arros lui est douloureuse. « J’ai tourné cette page, dit-elle d’une voix légèrement cassée. J’aurais préféré ne plus jamais en parler. » Son récit est un mélange de bonheur et d’amertume ; c’est l’histoire d’un paradis perdu.
« Un jour, à Téhéran, nous bavardions avec un de nos amis, le baron Von Bohlen. Nous rêvions de calme et d’insouciance. Mon mari avait lancé : ”Ah, si seulement nous avions une île déserte !” Quelques temps après, il est revenu nous voir avec de grands catalogues pour nous montrer toutes sortes d’îles à vendre aux quatre coins du monde… » L’ami allemand les met en relation avec un de ses compatriotes, Fahrad Vladi, iranien d’origine qui a fondé, à Hambourg, une agence spécialisée dans la vente des îles qui fera sa fortune. L’objet de sa première transaction, signée en mars 1971, était un petit bijou de granit et de verdure au milieu des Seychelles : l’île Cousine. Pour de riches Persans en quête d’une villégiature, l’archipel est une destination idéale : il est situé dans le même fuseau horaire que l’Iran et des liaisons aériennes existent via Bombay. L’achat de d’Arros est négocié le 8 octobre 1975. L’acte notarié mentionne que l’acquéreur est une société du Liechtenstein, D’Arros Land Establishment, « représentée par son altesse royale le prince Sharam Pahlavi d’Iran » et que le prix s’élève à 450 000 livres sterling, converties en roupies seychelloises. « Il n’y avait rien qui puisse servir d’habitation, se rappelle la princesse. Juste des baraquements. Il a fallu tout construire. » En attendant que la piste d’atterrissage soit agrandie – et sécurisée –, c’est à bord d’un navire de guerre anglais (les Seychelles sont encore sous domination britannique) que la famille y accoste pour la première fois. Sur place, un entrepreneur est recruté, W.A. Pommeroy, dont le frère avait servi dans l’armée iranienne. Mais le grand chalet qu’il bâtit ne convient pas aux Pahlavi et les événements le privent d’une seconde chance : l’indépendance de l’archipel est proclamée en juin 1976 et un an plus tard, un coup d’Etat porte à sa tête un avocat d’origine française, France-Albert René. Pommeroy est jeté en prison, le nouveau pouvoir parle de nationaliser toutes les terres. « Nous avons eu peur qu’on nous prenne l’île, confirme la princesse. Mais le président René s’est montré très protecteur. Il nous a considérés comme des hôtes de marque et s’est opposé à toutes les manœuvres contre nous. Quand les mollahs ont pris le pouvoir à Téhéran, eux aussi ont menacé de confisquer nos biens. Les Seychelles sont un petit pays, les pressions de l’Iran auraient pu les impressionner. Mais le président René a tenu bon et nous n’avons plus entendu parler de rien. »
Sur les conseils de leur ami Jacques Grange, devenu le décorateur favori du régime à Téhéran, les Pahlavi font appel à l’architecte français Jacques Couëlle, célèbre pour ses maisons aux murs arrondis, qui vient d’achever la résidence de l’Aga Khan en Sardaigne. C’est lui qui dessine et construit les étonnants bungalows blancs de d’Arros, en forme d’éponges ou de champignons géants qui achèvent de donner à l’île un aspect enchanteur – et sur le modèle desquels, des années plus tard, les Bettencourt feront ajouter d’autres habitations. Le havre rêvé de la famille princière prend forme. On y donne des réceptions ; des artistes, des notables, des membres des familles royales du monde entier y sont conviés. Le botaniste et paysagiste André de Vilmorin vient superviser les plantations. Le prince Sharam, qui se passionne pour la défense de l’environnement, réunit une conférence de scientifiques et d’intellectuels. L’épouse du shah, l’impératrice Farah, séjourne plusieurs fois sur l’île. Le monarque iranien, lui, projette de s’y rendre durant l’été 1978. Des agents de son service de protection sont dépêchés sur place pour préparer sa venue mais le voyage est annulé au dernier moment, en raison des manifestations populaires qui se multiplient dans son pays.
Dès 1977, sentant venir les troubles en Iran, Sharam et Niloufar Pahlavi ont décidé que leur fils, Cyrus, âgé de huit ans, resterait à d’Arros. Par sécurité. La même année, la princesse Ashraf a été la cible d’un attentat à Juan-les-Pins. Sa voiture a été mitraillée, sa dame de compagnie a été tuée. Après la chute du régime et l’avènement de l’ayatollah Khomeiny, en 1979, l’un des neveux du shah, Shahriar Shafigh, sera assassiné à son tour dans une rue de Paris. Loin de ces menaces, le petit prince va passer un peu plus de cinq années sur son île, à vivre comme un petit Robinson. « Je venais le voir huit à dix fois par an, confie sa mère. Il grandissait au milieu de la nature avec des précepteurs pour son éducation. Il a vécu presque seul – trop sûrement. Mais il était en harmonie avec la nature, ce qui l’a aidé à développer son sens artistique. »
À présent, Cyrus est un grand gaillard athlétique et un peu fantasque,
qui porte les cheveux longs et des vêtements bigarrés. A la différence
de sa mère, lui a accepté sans hésiter d’exhumer ses souvenirs
seychellois, au milieu d’un joyeux capharnaüm où voisinent compositions
graphiques de son crû, bouquins et paires de baskets, le tout dans un
appartement bourgeois dont les fenêtres donnent sur l’Assemblée
nationale – son pied-à-terre à Paris entre deux voyages pour une
exposition ou un tournoi de tennis. Il a sorti d’un placard un vieil
album rempli de photos jaunies qu’il feuillète en racontant. « D’Arros
est un endroit unique, complètement isolé, un petit monde. C’était mon
royaume. Il n’y avait pas d’autre enfant. Je me promenais, je nageais,
je m’allongeais au soleil, dans l’herbe ou sur une plage, je grimpais
aux arbres. Je pouvais marcher pieds nus sur les coraux sans me blesser.
J’étais comme Mowgli dans Le Livre de la jungle. J’ai appris à
reconnaître les plantes, les parfums. Je dessinais sans arrêt. C’était
une existence merveilleuse, hors du temps. » Sur l’île, les rares
adultes qui l’entourent sont un mécanicien allemand, qui s’occupe des
bateaux, un intendant britannique, une poignée de domestiques
seychellois et un précepteur. « Le premier s’appelait M. Holliday, se
souvient Cyrus en s’esclaffant. C’était le plus recommandé d’Angleterre !
Le premier jour, après quelques minutes de leçons, il m’a massé les
épaules puis sans rien dire, il est allé au fond de la pièce et là, il a
baissé son pantalon ! Je me suis sauvé en criant, on l’a enfermé dans
une petite cahute qui servait de cellule et je ne l’ai plus jamais revu.
» Le jeune prince se rappelle avec plus de sympathie un personnage hors
du commun devenu familier de l’île : Roy Marsh, un aviateur anglais
doté d’une superbe moustache qui posait régulièrement son Cessna à d’Arros pour embarquer ou débarquer les
propriétaires et leurs visiteurs. Il avait été le pilote d’Ernest
Hemingway durant ses safaris africains et de John Huston sur le tournage
de Mogambo. « Il était d’une force incroyable. Il faisait le tour de
l’atoll à la nage. On lui disait : ”Et si vous rencontrez un requin, Roy
?” Il répondait : ”Je lui boxerai le nez !” »
Le prince Cyrus quitte d’Arros en 1982 pour le pensionnat Le Rosey, en Suisse, où son père – comme le shah lui-même – avait fait ses études. « Je suis passé directement de la liberté totale à la discipline et à l’uniforme, sourit-il. J’ai eu du mal à m’y faire. Un jour, au restaurant, mes parents ont mis un long moment avant de remarquer que je ne portais pas de chaussures… » Adulte, il n’est plus revenu aux Seychelles que pour les vacances – et pour son mariage. En 2012, Cyrus Pahlavi a monté à Paris une exposition de photos d’art prises sur l’île – ombres et silhouettes sur paysages idylliques et couleurs saturées. « D’Arros me manque, avoue-t-il, ému. Mais je ne suis pas sûr que je pourrais y retourner. Je regarde vers l’avenir. » Le passé ressemble à une lente déchéance. Après l’exil du shah (mort en Egypte en 1980), les Pahlavi peinent mal à maintenir leur train de vie. Après l’âge d’or, les voici désargentés. A partir des années 1990, ils consentent à louer d’Arros à de riches clients occidentaux, pour subvenir à l’entretien du domaine. Parmi ceux-ci, un industriel de la région lyonnaise, amateur de pêche au gros, qui y passera en famille les fêtes de Noël plusieurs années de suite. Quand j’ai cherché à l’interroger, son épouse m’a répondu, au téléphone, qu’il ne souhaitait pas s’exprimer ni même apparaître dans un récit consacré à cette île, comme si elle pouvait leur attirer un mauvais sort – ou simplement des ennuis. « Beaucoup trop de choses ont été écrites sur cette histoire, a-t-elle dit. Il ne faut pas en rajouter. » Mais elle non plus n’a pu s’empêcher d’ajouter : « C’est un lieu extraordinaire, nous l’avons énormément aimé. On ne peut pas résister à cette beauté. »
La clause secrète
En 1994, les Bettencourt résistent encore. Cette année-là, ils sont de ceux à qui l’île est proposée en location. Leur intendant, Carlos Vejarano, un grand Espagnol charmeur et polyglotte qui participa à l’édification des premiers bâtiments à d’Arros, est chargé d’aller leur présenter des photos. Mais l’héritière de L’Oréal préfère garder ses habitudes dans les palaces de l’île Maurice. Elle décline. La situation financière des Pahlavi se dégradant, la propriété est mise en vente l’année suivante. Informé du projet alors qu’il prépare la cession d’une autre île seychelloise, un agent immobilier du Gers, spécialisé dans les résidences de prestige, offre ses services. Le prince Sharam lui confie un mandat de recherche pour un « prix minimum de 15 millions de dollars ». Plusieurs approches restent sans lendemain jusqu’à ce qu’un client russe avance une « offre ferme d’achat » pour 16 millions de dollars. Curieusement, les Iraniens la repoussent en réclamant désormais (dans un courrier du 16 janvier 1997) « au moins 25 millions de dollars » et se prévalent de « deux autres négociations en cours ». Mais rien ne se fera et il faudra patienter jusqu’en 1998 pour que les Bettencourt reprennent la main, convoquent leur avocat suisse et entrent en possession de l’atoll – moyennant un prix finalement inférieur : 18 millions de dollars.
Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Impossible de le reconstituer en détail. Trop de temps s’est écoulé, les Bettencourt ne sont plus en mesure de préciser quoi que ce soit (la milliardaire a la mémoire chancelante et a été placée sous tutelle en 2011 ; son époux est mort en 2007) et les jeux d’intérêts de l’affaire judicaire qui porte leur nom sont trop emberlificotés pour que l’on puisse suivre le fil des témoignages en espérant qu’il conduise à une vérité. Ainsi, plusieurs employés de Liliane Bettencourt ont affirmé que François-Marie Banier, le photographe et romancier à qui elle a tant donné – et que la justice poursuit pour « abus de faiblesse » – était à l’origine de l’achat de d’Arros. Ces témoignages peuvent suggérer que l’intéressé aurait pu convaincre sa richissime amie d’acquérir l’île dans l’espoir qu’elle finisse par la lui offrir. Le dossier judiciaire ne recèle-t-il pas des exemples de comportements similaires, notamment au sujet de toiles de maîtres ? Banier, lui, assure n’avoir exercé « aucune influence » sur cette transaction (il nie d’ailleurs toute malversation au préjudice de la famille Bettencourt). La police a toutefois retrouvé chez lui des copies de lettres datées de 2005. « Quand je vous ai fait acheter d’Arros, vous m’avez dit : vous y viendrez quand vous voulez », écrivait-il à la milliardaire. Ou encore : « Vous m’avez dit que cela choquerait André si je venais à d’Arros avec David et Pascal [deux de ses amants] au mois de juillet. Voulez-vous dire que cette île que je vous ai fait découvrir, que je vous ai fait acheter et pour laquelle je me suis donné tant de mal, île que vous adorez, m’est interdite ? »
Il est certain que Jacques Grange, le décorateur ami et confident des Pahlavi, était à l’époque un intime de François-Marie Banier et que Carlos Vejarano, l’homme de confiance de la famille princière, les connaissait l’un et l’autre. D’évidence, c’est entre ces trois hommes que l’idée a germé. Banier avait été invité à D’Arros au mois d’août 1998, Grange et Vejarano étaient présents. A la Toussaint, les Bettencourt furent conviés à leur tour et tout partit de là.
Pour les Pahlavi, se défaire de leur havre bénit est un sacrifice mais, outre l’argent (viré sur un compte au Crédit suisse), ils obtiennent une compensation. La vente comporte une cause secrète – probablement non écrite – en vertu de laquelle ils pourront disposer de l’île chaque été, comme avant. A cette période, le couple Bettencourt évite les grosses chaleurs et se rend plus volontiers dans sa propriété de l’Arcouest, en Bretagne. La princesse Niloufar va plus loin : « Nous avons toujours gardé une part de la propriété de l’île, dit-elle. C’était un accord avec eux. De juin à août, nous nous retrouvions chez nous à d’Arros. Nous faisions venir des amis, nous étions très heureux. Les premières années, nous y sommes aussi allés plusieurs fois avec les Bettencourt, nous leur apprenions à l’apprécier. Ensuite, chaque fois qu’ils s’y sont rendus, André a pris l’habitude de m’écrire pour me dire à quel point ils nous étaient reconnaissants de leur avoir cédé notre île. Ses lettres étaient très émouvantes. Je les ai toutes gardées. »
D’un strict point de vue juridique, on l’a vu, les titres de propriété restent détenus par la fondation D’Arros Land Establishment. Mais une autre structure laisse effectivement apparaître le nom des Iraniens : D’Arros Development Ltd, entreprise de services créée aux Seychelles dès 1977 afin d’administrer le domaine et d’en assurer l’entretien. Carlos Vejarano en est le directeur et le capital se répartit entre lui (7%), un associé seychellois (3%) et les Pahlavi (90%). Après la vente, rien ne sera modifié et c’est à cette société que les Bettencourt, pour masquer leur nouveau statut de propriétaires, verseront un loyer annuel de 360 000 euros. Aujourd’hui, la justice considère que D’Arros Development, dont les comptes étaient largement bénéficiaires, a pu alimenter une filière de détournement au profit de Carlos Vejarano – ce que celui-ci conteste.
Pour l’heure, qu’importent les grimoires d’avocats et les comptes d’apothicaires, d’Arros peut reprendre des couleurs. Pour son éden tombé du ciel, la milliardaire ne regarde pas à la dépense. Au fil des mois, de nouveaux bungalows sont dressés, les salles de bains et les cuisines sont remises à neuf, ainsi que toute l’électricité du domaine. Le village destiné au personnel sera lui aussi reconstruit. Quelque 35 salariés y habitent et les Bettencourt viennent toujours escortés d’une petite troupe d’employés de maison. La piste aérienne est restaurée et éclairée pour permettre les atterrissages de nuit. En 2000, on édifie une clinique miniature – conçue « sur le modèle de celle que François Mitterrand avait fait installer à l’Elysée durant sa maladie », assure un témoin. En 2006, André Bettencourt fera même bâtir une chapelle dont l’un des murs est percé d’une grande croix à travers laquelle on aperçoit l’océan. Un laboratoire de recherches ultra-moderne est aussi créé pour étudier la faune et la flore – l’île compte certaines espèces d’oiseaux et de plantes rares. Le couple, qui adore nager dans l’eau de mer, fait creuser un immense bassin naturel à même la plage (coût : 700.000 dollars) qui se change en piscine à marée basse – un jour, un requin s’y est trouvé pris au piège ; les employés du domaine ont dû braver leur peur pour l’aider à sortir avec des filets…
Rien n’est trop beau pour les nouveaux maîtres des lieux. Afin que le
gazon qui entoure la maison principale soit toujours parfait, on le fait
pousser sous un hangar pour le dérouler comme un tapis (de plusieurs
milliers de mètres carrés) avant chacun de leurs séjours. « C’était un
refuge miraculeux, se souvient Jacques Grange. De la plage, on ne voyait
jamais un bateau. Les oiseaux venaient manger devant la maison. On leur
jetait du poisson. On avait l’impression d’assister à la naissance du
monde. »
Le bonheur des Bettencourt serait à son comble si leur fille unique, Françoise Meyers, ne refusait obstinément de les y rejoindre avec son mari et leurs deux fils. Dans son esprit, d’Arros est associée à François-Marie Banier. Autant dire que pour elle, c’est un endroit maudit. De fait, le photographe est parfois invité (« Une dizaine de brefs séjours », m’a-t-il fait répondre par son avocat, Me Pierre Cornut-Gentille) et, à en croire certains témoins, il lui arrive de ne pas se comporter en simple visiteur : il fait aménager un chemin pour se promener avec Mme Bettencourt, prétend (en vain) repeindre les maisons du personnel avec des couleurs vives. En 2006, à sa demande, un architecte de Bali est sollicité pour dessiner les plans d’un atelier d’artiste de près de 500 mètres carrés avec cuisine, chambres et salon, qui lui serait destiné. La construction devait revenir à plus de 2 millions d’euros. « J’ai soumis les plans et M. et Mme Bettencourt ont décidé de ne pas le faire », a relaté aux juges Carlos Vejarano. De tels renoncements furent rares. Au total, les travaux effectués ont été estimés, a posteriori, à une trentaine de millions d’euros, auxquels s’ajoutent les loyers. À en croire René Merkt qui, de Genève, donnait les ordres de paiement, l’essentiel du compte secret de la banque Pictet fut ainsi englouti à d’Arros, comme le trésor d’un navire coulé par la tempête – ou des pirates.
20 millions ont disparu
Le 11 mai 2010 à Neuilly, dans l’hôtel particulier de Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre, gestionnaire des biens de la milliardaire, prépare avec elle un rendez-vous avec François-Marie Banier. Le fameux magnétophone du majordome est caché dans la pièce. La vieille dame est fatiguée. Son mari n’est plus là, sa fille a saisi la justice pour dénoncer les agissements du photographe, la justice soupçonne certains de ses proches de profiter de ses pertes de lucidité pour dilapider sa fortune. Sur l’enregistrement, voici ce qu’on entend:
De Maistre : « On voit François-Marie. »
Liliane Bettencourt : « Qu’est-ce qu’il veut, d’abord ?
– C’est moi qui veux. Il y a trois ou quatre ans, vous avez mis D’Arros dans une fondation pour lui.
– Maintenant, il veut la rendre ?
– Non. Vous l’avez transportée…
– D’Arros, c’est l’île ?
– Oui mais D’Arros était dans une fondation qui vous appartient. Me Goguel [l’un des avocats de la milliardaire] est venu vous voir il y a quatre ans et ils ont fait tout un truc…
– Avec qui ça a été fait ?
– Avec Goguel. C’est lui qui a monté ça avec un avocat qui s’appelle Tavernier : un avocat suisse qui me dit qu’il vous a vue. Moi, je ne m’en suis pas occupé (…) En même temps, ils ont pris 20 millions d’euros…
– Pour ?
– Ils les ont mis dans la nouvelle fondation. Celle de François-Marie.
– C’est beaucoup d’argent. »
La suite de la conversation se perd en hypothèses, allusions et périphrases contradictoires, surtout lorsque Banier arrive et affirme n’avoir aucun moyen de faire entendre raison aux avocats. Quand De Maistre lui lance : « Vous savez quand-même que c’est vous le destinataire ultime de l’île ! », le photographe répond : « Tout cela a été fait totalement en dehors de moi. » Si bien qu’à la fin de l’échange, plus personne ne sait qui détient réellement la propriété de D’Arros.
En réalité, voici à peu près ce qui semble s’être passé. En 2005, Liliane Bettencourt demande à René Merkt d’organiser un nouveau transfert des titres de D’Arros Land Establishment au Liechtenstein. Mais l’avocat redoute que l’héritière de L’Oréal ne soit « manipulée » et que l’île ne tombe « entre de mauvaises mains ». Il décide – de son propre aveu – de « s’asseoir sur le dossier ». Peu après, la milliardaire formule une requête similaire auprès d’un autre de ses conseils, Fabrice Goguel, spécialisé à Paris dans les procédures fiscales. Elle souhaite, lui dit-elle, assurer l’avenir de l’île après sa mort. « Elle ne voulait en aucun cas que l’île revienne à sa fille », précisera l’avocat durant l’enquête, ajoutant qu’elle « envisageait de la donner à François-Marie Banier ».
Au printemps 2006, Goguel se rapproche de son correspondant à Genève, Edmond Tavernier et les deux juristes inventent ensemble le projet d’une « fondation écologique » qui leur paraît réunir tous les avantages : vocation irréprochable, fiscalité nulle, confidentialité garantie. Les statuts sont déposés à Vaduz, Lichtenstein, le 20 novembre 2006. La nouvelle entité est baptisée « Fondation pour l’équilibre écologique esthétique et humain » et reçoit de Liliane Bettencourt la propriété de l’île d’Arros « de manière irrévocable et définitive ». Les deux avocats en prennent les commandes : Goguel est nommé président, Tavernier porte le titre de « protecteur ». L’article 2 précise cependant que « si les circonstances rendent impossible ou excessivement difficile l’exercice direct du but principal attribué à la Fondation », c’est-à-dire la préservation de l’atoll, ses dirigeants pourront céder la propriété à des « bénéficiaires » préalablement désignés. Sur la liste, déposée dans le coffre du notaire de Vaduz : trois associations vouées à la recherche médicale (et dirigées par un médecin parisien, ami proche de François-Marie Banier), Banier lui-même et le concubin de celui-ci, Martin d’Orgeval.
Sur le papier, le montage est parfait. Vu du large, rien ne changera à d’Arros. Liliane Bettencourt continuera à en disposer en locataire – le loyer sera augmenté, en 2007, à 560 000 euros par an. Après sa mort, elle pourra tomber dans l’escarcelle de Banier. C’est du moins ce dont le photographe paraît convaincu. En 2003, la milliardaire lui aurait confié avoir rédigé un testament en ce sens. Autour d’elle, tout le monde le pense aussi : domestiques, familiers, conseillers… – certains pour s’en réjouir, d’autres pour s’en alarmer. Le 16 octobre 2006, c’est d’ailleurs Banier en personne qui règle à l’avocat Tavernier les honoraires correspondant à la mise en œuvre de la fondation : 100 019,04 francs suisses (75 000 euros). Par la suite, devant les juges d’instruction (qui le poursuivent pour « abus de faiblesse »), il plaidera l’ignorance : Liliane Bettencourt lui aurait simplement demandé d’honorer une facture à sa place – on se demande bien pourquoi –, il n’avait « pas discuté ». Son avocat nous précise qu’il « ignorait la cause du paiement lorsqu'il l'a effectué » et qu’il ne connaissait pas davantage les détails prévus par les statuts de la nouvelle fondation : « Ce n’est qu’en 2009 ou en 2010 que Me Goguel a indiqué à François-Marie Banier que la structure mise en place pouvait faire de lui, à une échéance lointaine et incertaine, un très éventuel bénéficiaire. »
Tout change en effet à la fin de 2008 et le très cher ami de la milliardaire n’en est pas informé. A cette date, la fondation remplit ses caisses grâce à deux versements issus des comptes de Liliane Bettencourt : 5 millions d’euros le 18 novembre, 15 millions le 23 décembre. Avec l’arrivée de cette manne, l’hypothèse selon laquelle la préservation de l’île ne pourrait plus être assurée s’éloigne et le scénario d’un abandon forcé de l’île s’effondre. A l’arrivée, la vieille dame a perdu son bien mais ceux qui pensaient en hériter en sont pour leurs frais. C’est comme si les titres de propriété s’étaient évanouis… Deux explications possibles : soit les avocats ont manœuvré pour empêcher Banier de récupérer d’Arros ; soit ils se sont égarés dans le labyrinthe juridique qu’ils avaient eux-mêmes imaginé. Pour Banier, le résultat est le même. De dépit, il s’emporte devant les policiers qui l’interrogent : « Cette île, je la déteste. Elle est bourrée de moustiques, elle est minuscule et il y fait très humide. En plus, il y a des requins. Je déteste les îles ! »
Sans les enregistrements clandestins du majordome, l’histoire serait restée secrète et à la mort de la milliardaire, il aurait été trop tard. A l’été 2010, le subterfuge est éventé et d’Arros devient l’objet de toutes les attentions. Au Liechtenstein, les avocats de la famille Bettencourt réussissent à obtenir la dissolution de la fondation et la restitution des titres de propriété – une première dans l’histoire de ce pays, où l’inviolabilité financière est un patrimoine national. A Paris, le fisc inflige un redressement pour la détention non déclarée de l’île et des comptes bancaires suisses – le montant, couvert par le secret fiscal, n’a jamais été divulgué. Aux Seychelles, le gouvernement menace de confisquer le domaine. La loi locale prévoit en effet que toute cession immobilière dans l’archipel doit recevoir l’aval des autorités. Or depuis la vente aux Pahlavi, en 1975, l’administration seychelloise n’a été informée de rien. Après négociation, Liliane Bettencourt doit s’acquitter de 6 millions d’euros d’arriérés de taxe pour recouvrer son bien. Mais la magie est rompue : elle ne retournera jamais à d’Arros. Une fois encore, l’île s’est retournée contre ses bienfaiteurs. Fin 2011, elle est à nouveau à vendre.
Les négociations, cette fois, ne traînent pas en longueur. Le 31 juillet 2012, le ministre seychellois de l’aménagement du territoire annonce que l’atoll a été cédé au prix de 45 millions d’euros. L’acheteur est une société immatriculée aux Seychelles, Chelonia Company (du nom d’une tortue de mer très courante autour de d’Arros), présentée comme une filiale de la fondation océanographique Save our Seas (SOS). Derrière l’une et l’autre s’abrite un milliardaire saoudien, Abdul Mohsen Abdulmalik Al-Sheikh. Passionné par la faune sous-marine et obsédé par l’anonymat, cet homme d’affaires de 57 ans est issu d’une grande famille wahabite qui tient en partie sa fortune d’un groupe de travaux publics. Le personnage paraît échappé d’une aventure de James Bond. Si son nom est régulièrement prononcé lors de prestigieuses ventes de chevaux de course – où il ne montre pourtant jamais – et dans les classements des propriétaires des yachts les plus luxueux du monde, il n’apparaît en revanche sur aucun des documents de sa fondation. Il n’existe pas de photographie de lui, personne n’est capable (ou ne souhaite) le décrire – malgré nos demandes répétées, il n’a d’ailleurs pas voulu me recevoir – et son activité favorite consiste à plonger au milieu des requins.
« Il est doté de moyens considérables mais sa nature le porte à ne pas en faire étalage », confie sobrement l’un de ses avocats suisses, Luc Argand – l’un des deux représentants de la Chelonia Company. Diplômé de plusieurs universités américaines (dont Harvard) en management et en économie, le sheikh doit aussi sa puissance à ses débuts (en qualité de comptable) au coté d’Akram Ojjeh, le célèbre intermédiaire qui négociait les plus gros contrats d’équipement et d’armement saoudiens dans les années 1970. Son mariage avec la sœur de l’une des femmes du prince Sultan, inamovible ministre de la défense du royaume durant quarante ans (il est mort en 2011), a renforcé son influence et il dirige aujourd’hui un groupe de trading international.
Propriétaire d’un palace dans une île voisine, Abdul Mohsen Abdulmalik Al-Sheikh s’était déjà porté acquéreur en 1998, à l’époque où la rumeur seychelloise bruissait des difficultés financières de la famille Pahlavi. Les Bettencourt l’avaient devancé. « L’achat de d’Arros n’a rien d’un caprice de milliardaire, indique Me Argand. C’est un homme qui aime sincèrement le monde sous-marin et tout ce qui s’y rattache. Sa fondation édite des livres et des films, arme des navires et finance de nombreux programmes de recherche en Australie, en Afrique et en Floride. Cette île abritera de nouveaux laboratoires qui contribueront à son rayonnement. » L’avocat révèle que la transaction fut néanmoins « assez sportive ». « Le gouvernement des Seychelles a hésité à transformer l’atoll en parc national, confie-t-il. Il a fallu les convaincre d’y renoncer. » A Genève, le siège de sa fondation est situé au deuxième étage d’un immeuble de bureaux cossu du centre de la ville, qui abrite également les services d’une grande banque et des locaux de la télévision suisse. Save our Seas fête ses dix ans cet automne et l’achat de d’Arros lui a apporté un début de notoriété sans que son propriétaire ait eu besoin de s’exposer. Grâce à elle, l’atoll accueille désormais, deux ou trois fois par an, des groupes d’enfants venus découvrir les richesses de l’océan et les nécessités de le préserver. Dans le lagon turquoise, ils nagent parmi les poissons multicolores. Des éducateurs leur enseignent le respect de l’océan, où l’homme n’est jamais qu’un visiteur. À D’Arros, les requins sont maintenant chez eux.
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Si les images montraient un paysage de rêve – ciel bleu, sable blanc, eaux transparentes – l’acquisition emprunta un circuit financier particulièrement opaque. L’argent nécessaire (18 millions de dollars, l’équivalent de 13,5 millions d’euros actuels) fut prélevé sur le compte le plus précieux des Bettencourt : celui que le fondateur de L’Oréal en personne, Eugène Schueller, père de Liliane Bettencourt, avait ouvert pendant la guerre à la banque genevoise Pictet & Cie, pour se constituer un trésor caché. La gestion en était confiée, depuis l’origine, au cabinet Merkt – d’abord le père, Maurice, puis le fils, René. À cette date, il abritait pas moins de 100 millions de francs suisses. Les titres de propriété de l’île étaient établis au nom d’une anstalt (fondation) enregistrée au Liechtenstein, D’Arros Land Establishment, et détenus par une société-écran immatriculée au Panama, Abrilor Holding, afin de dissimuler l’identité des véritables propriétaires : la famille de l’ancien shah d’Iran. Pour opérer le transfert, l’avocat suisse fit créer une autre société panaméenne qui se substitua à la précédente et dont il serait l’unique représentant (de sorte qu’en apparence, le possesseur de l’île était toujours l’anstalt). On la baptisa Yuletide International – ce qui, en anglais, désigne les fêtes de fin d’année. Tout devait en effet être réglé pour Noël.
André Bettencourt ne voulait pas attendre. Il aurait bientôt 80 ans (Liliane, elle, venait de fêter ses 76 ans), s’était retiré de la vie politique trois ans auparavant, s’éloignait peu à peu des affaires – florissantes – de L’Oréal. L’un de ses ancêtres est réputé avoir découvert les îles Canaries. Lui pense avoir trouvé le refuge qui apaisera ses vieux jours. Sa femme, elle, a des vues sur un autre joyau : le domaine du Château cheval Blanc, le plus convoité des vignobles de Saint-Emilion (Bernard Arnault et Albert Frère se l’offriront peu après). Pour une fois, il réussit à la convaincre. Les réserves de René Merkt sur les risques du montage, principalement vis-à-vis du fisc, ne pèseront pas plus lourd. Le vieil homme écoute à peine. « Comme tous ceux qui ont posé un pied sur cette île, il est instantanément tombé sous le charme », confie le décorateur Jacques Grange, qui assista à la première visite des Bettencourt à d’Arros. C’était à la Toussaint 1998. Un mois après, la vente se concluait à Genève, le 10 décembre 1998. Ils ne pouvaient imaginer qu’un jour, une vague de scandale submergerait leur paradis secret. Ils ignoraient aussi que, de toutes les espèces de requins tournant autour de l’île, les plus carnassiers ont toujours été les humains.
Sept îles pour une dette de jeu
L’histoire de d’Arros commence par un échec providentiel. En 1771, la marine royale basée à l’île Maurice – qui s’appelle encore « Isle de France » – cherche à vérifier le tracé d’une nouvelle route des Indes, expérimentée trois ans plus tôt par le chevalier Grenier à bord de la corvette L’Heure du berger. La mission est confiée à deux officiers, Joseph Marie du Roslan, qui a repris la barre de L’Heure du berger, et Guignard de la Bolière, sur le brick Etoile du matin. En chemin, ils doivent approvisionner les colonies embryonnaires que la couronne de France a établies sur un archipel baptisé en l’honneur du ministre des finances de Louis XV, Moreau de Séchelles. Bloqués par les vents contraires, aucun des deux navigateurs ne reviendra à Port-Louis avec un tracé convaincant mais sur leur parcours, l’un et l’autre découvrent une série de petites îles sauvages dans l’archipel des Amirantes, auxquelles ils donnent les noms de leurs plus hauts supérieurs : Desroches (gouverneur de l’Isle de France), Poivre (intendant des colonies de l’Océan indien) et l’une des plus petites, baptisée en hommage au baron béarnais Jean François d’Arros, alors chef de la flotte royale dans cette partie du globe. Les historiens locaux rapportent que l’îlot est alors entièrement couvert de guano et quasi désertique. Des esclaves sont amenés d’Afrique pour la déblayer et y planter des arbres. La France perd le contrôle des Seychelles au profit des Anglais en 1811, après la défaite de la marine napoléonienne. L’esclavage est aboli. Nombre d’affranchis restent sur place. Ils vivent d’un peu de culture, de la pêche et de la vente aux navires de passage de la chair des tortues géantes, qui prolifèrent dans ces eaux. Seules les îles les plus vastes accueillent de grandes exploitations.
Ce n’est qu’un siècle plus tard que les autorités britanniques autorisent les immigrés venus d’Inde à s’établir dans l’archipel et sous leur influence, le commerce se développe. Une riche famille de colons, les Temooljee, acquiert d’Arros et une quinzaine d’autres îlots dans les années 1920. Ils fondent la première banque du pays, les premières cimenteries. Le négoce de l’huile de coprah, tirée de l’amende de la noix de coco, est en plein essor. Ils couvrent leurs terres de cocotiers, bâtissent des hangars et des pontons. D’Arros n’est pas encore un éden mais devient un comptoir.
Elle ne porte pas chance pour autant. À en croire la légende seychelloise, c’est pour honorer une dette de jeu que les Temooljee doivent céder la propriété de l’atoll dont d’Arros fait partie. L’ensemble, constitué de sept îles, est dénommé « Darros group of islands » et cédé devant notaire, le 22 août 1949, à clan indien concurrent, les Pridiwalla. La production d’huile s’amplifiant, un débarcadère est construit pour charger les bateaux, puis une piste d’atterrissage est tracée au milieu des palmiers afin d’expédier des cargaisons vers des destinations plus lointaines. Bientôt, c’est par les airs que les futurs acquéreurs de l’île vont arriver.
Mowgli et Robinson
La princesse parle de cet instant comme d’une apparition, une vision enchanteresse restée figée dans sa mémoire à tout jamais : « Nous sommes tombés amoureux de cette île depuis le ciel, raconte Niloufar Pahlavi. Nous survolions les Seychelles en avion. Toutes les îles se ressemblaient. Et puis nous avons aperçu d’Arros. La forme, les couleurs, tout semblait différent. C’était presque magique. » Le souvenir remonte à 1975. Reza Pahlavi, le dernier shah, régnait encore sur l’Iran. La famille du souverain menait une vie de château, sans rien voir des menaces qui grondaient dans son pays. Aujourd’hui, la princesse est une femme raffinée au teint de cuivre qui masque ses yeux derrière d’immenses lunettes de soleil. L’épouse du prince Sharam, neveu du shah (sa mère, Ashraf, était la sœur jumelle du monarque), reçoit à Paris, dans un petit hôtel particulier proche de l’Arc de triomphe et décoré avec goût – toiles d’art moderne, statuettes antiques, chandeliers d’argent. L’évocation de ses années à d’Arros lui est douloureuse. « J’ai tourné cette page, dit-elle d’une voix légèrement cassée. J’aurais préféré ne plus jamais en parler. » Son récit est un mélange de bonheur et d’amertume ; c’est l’histoire d’un paradis perdu.
« Un jour, à Téhéran, nous bavardions avec un de nos amis, le baron Von Bohlen. Nous rêvions de calme et d’insouciance. Mon mari avait lancé : ”Ah, si seulement nous avions une île déserte !” Quelques temps après, il est revenu nous voir avec de grands catalogues pour nous montrer toutes sortes d’îles à vendre aux quatre coins du monde… » L’ami allemand les met en relation avec un de ses compatriotes, Fahrad Vladi, iranien d’origine qui a fondé, à Hambourg, une agence spécialisée dans la vente des îles qui fera sa fortune. L’objet de sa première transaction, signée en mars 1971, était un petit bijou de granit et de verdure au milieu des Seychelles : l’île Cousine. Pour de riches Persans en quête d’une villégiature, l’archipel est une destination idéale : il est situé dans le même fuseau horaire que l’Iran et des liaisons aériennes existent via Bombay. L’achat de d’Arros est négocié le 8 octobre 1975. L’acte notarié mentionne que l’acquéreur est une société du Liechtenstein, D’Arros Land Establishment, « représentée par son altesse royale le prince Sharam Pahlavi d’Iran » et que le prix s’élève à 450 000 livres sterling, converties en roupies seychelloises. « Il n’y avait rien qui puisse servir d’habitation, se rappelle la princesse. Juste des baraquements. Il a fallu tout construire. » En attendant que la piste d’atterrissage soit agrandie – et sécurisée –, c’est à bord d’un navire de guerre anglais (les Seychelles sont encore sous domination britannique) que la famille y accoste pour la première fois. Sur place, un entrepreneur est recruté, W.A. Pommeroy, dont le frère avait servi dans l’armée iranienne. Mais le grand chalet qu’il bâtit ne convient pas aux Pahlavi et les événements le privent d’une seconde chance : l’indépendance de l’archipel est proclamée en juin 1976 et un an plus tard, un coup d’Etat porte à sa tête un avocat d’origine française, France-Albert René. Pommeroy est jeté en prison, le nouveau pouvoir parle de nationaliser toutes les terres. « Nous avons eu peur qu’on nous prenne l’île, confirme la princesse. Mais le président René s’est montré très protecteur. Il nous a considérés comme des hôtes de marque et s’est opposé à toutes les manœuvres contre nous. Quand les mollahs ont pris le pouvoir à Téhéran, eux aussi ont menacé de confisquer nos biens. Les Seychelles sont un petit pays, les pressions de l’Iran auraient pu les impressionner. Mais le président René a tenu bon et nous n’avons plus entendu parler de rien. »
Sur les conseils de leur ami Jacques Grange, devenu le décorateur favori du régime à Téhéran, les Pahlavi font appel à l’architecte français Jacques Couëlle, célèbre pour ses maisons aux murs arrondis, qui vient d’achever la résidence de l’Aga Khan en Sardaigne. C’est lui qui dessine et construit les étonnants bungalows blancs de d’Arros, en forme d’éponges ou de champignons géants qui achèvent de donner à l’île un aspect enchanteur – et sur le modèle desquels, des années plus tard, les Bettencourt feront ajouter d’autres habitations. Le havre rêvé de la famille princière prend forme. On y donne des réceptions ; des artistes, des notables, des membres des familles royales du monde entier y sont conviés. Le botaniste et paysagiste André de Vilmorin vient superviser les plantations. Le prince Sharam, qui se passionne pour la défense de l’environnement, réunit une conférence de scientifiques et d’intellectuels. L’épouse du shah, l’impératrice Farah, séjourne plusieurs fois sur l’île. Le monarque iranien, lui, projette de s’y rendre durant l’été 1978. Des agents de son service de protection sont dépêchés sur place pour préparer sa venue mais le voyage est annulé au dernier moment, en raison des manifestations populaires qui se multiplient dans son pays.
Dès 1977, sentant venir les troubles en Iran, Sharam et Niloufar Pahlavi ont décidé que leur fils, Cyrus, âgé de huit ans, resterait à d’Arros. Par sécurité. La même année, la princesse Ashraf a été la cible d’un attentat à Juan-les-Pins. Sa voiture a été mitraillée, sa dame de compagnie a été tuée. Après la chute du régime et l’avènement de l’ayatollah Khomeiny, en 1979, l’un des neveux du shah, Shahriar Shafigh, sera assassiné à son tour dans une rue de Paris. Loin de ces menaces, le petit prince va passer un peu plus de cinq années sur son île, à vivre comme un petit Robinson. « Je venais le voir huit à dix fois par an, confie sa mère. Il grandissait au milieu de la nature avec des précepteurs pour son éducation. Il a vécu presque seul – trop sûrement. Mais il était en harmonie avec la nature, ce qui l’a aidé à développer son sens artistique. »
Cyrus Pahlavi en 2012 à Paris avec sa mère (à gauche) et Doris Brynner, ex-femme de l'acteur Yul Brynner |
Le prince Cyrus quitte d’Arros en 1982 pour le pensionnat Le Rosey, en Suisse, où son père – comme le shah lui-même – avait fait ses études. « Je suis passé directement de la liberté totale à la discipline et à l’uniforme, sourit-il. J’ai eu du mal à m’y faire. Un jour, au restaurant, mes parents ont mis un long moment avant de remarquer que je ne portais pas de chaussures… » Adulte, il n’est plus revenu aux Seychelles que pour les vacances – et pour son mariage. En 2012, Cyrus Pahlavi a monté à Paris une exposition de photos d’art prises sur l’île – ombres et silhouettes sur paysages idylliques et couleurs saturées. « D’Arros me manque, avoue-t-il, ému. Mais je ne suis pas sûr que je pourrais y retourner. Je regarde vers l’avenir. » Le passé ressemble à une lente déchéance. Après l’exil du shah (mort en Egypte en 1980), les Pahlavi peinent mal à maintenir leur train de vie. Après l’âge d’or, les voici désargentés. A partir des années 1990, ils consentent à louer d’Arros à de riches clients occidentaux, pour subvenir à l’entretien du domaine. Parmi ceux-ci, un industriel de la région lyonnaise, amateur de pêche au gros, qui y passera en famille les fêtes de Noël plusieurs années de suite. Quand j’ai cherché à l’interroger, son épouse m’a répondu, au téléphone, qu’il ne souhaitait pas s’exprimer ni même apparaître dans un récit consacré à cette île, comme si elle pouvait leur attirer un mauvais sort – ou simplement des ennuis. « Beaucoup trop de choses ont été écrites sur cette histoire, a-t-elle dit. Il ne faut pas en rajouter. » Mais elle non plus n’a pu s’empêcher d’ajouter : « C’est un lieu extraordinaire, nous l’avons énormément aimé. On ne peut pas résister à cette beauté. »
La clause secrète
En 1994, les Bettencourt résistent encore. Cette année-là, ils sont de ceux à qui l’île est proposée en location. Leur intendant, Carlos Vejarano, un grand Espagnol charmeur et polyglotte qui participa à l’édification des premiers bâtiments à d’Arros, est chargé d’aller leur présenter des photos. Mais l’héritière de L’Oréal préfère garder ses habitudes dans les palaces de l’île Maurice. Elle décline. La situation financière des Pahlavi se dégradant, la propriété est mise en vente l’année suivante. Informé du projet alors qu’il prépare la cession d’une autre île seychelloise, un agent immobilier du Gers, spécialisé dans les résidences de prestige, offre ses services. Le prince Sharam lui confie un mandat de recherche pour un « prix minimum de 15 millions de dollars ». Plusieurs approches restent sans lendemain jusqu’à ce qu’un client russe avance une « offre ferme d’achat » pour 16 millions de dollars. Curieusement, les Iraniens la repoussent en réclamant désormais (dans un courrier du 16 janvier 1997) « au moins 25 millions de dollars » et se prévalent de « deux autres négociations en cours ». Mais rien ne se fera et il faudra patienter jusqu’en 1998 pour que les Bettencourt reprennent la main, convoquent leur avocat suisse et entrent en possession de l’atoll – moyennant un prix finalement inférieur : 18 millions de dollars.
Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Impossible de le reconstituer en détail. Trop de temps s’est écoulé, les Bettencourt ne sont plus en mesure de préciser quoi que ce soit (la milliardaire a la mémoire chancelante et a été placée sous tutelle en 2011 ; son époux est mort en 2007) et les jeux d’intérêts de l’affaire judicaire qui porte leur nom sont trop emberlificotés pour que l’on puisse suivre le fil des témoignages en espérant qu’il conduise à une vérité. Ainsi, plusieurs employés de Liliane Bettencourt ont affirmé que François-Marie Banier, le photographe et romancier à qui elle a tant donné – et que la justice poursuit pour « abus de faiblesse » – était à l’origine de l’achat de d’Arros. Ces témoignages peuvent suggérer que l’intéressé aurait pu convaincre sa richissime amie d’acquérir l’île dans l’espoir qu’elle finisse par la lui offrir. Le dossier judiciaire ne recèle-t-il pas des exemples de comportements similaires, notamment au sujet de toiles de maîtres ? Banier, lui, assure n’avoir exercé « aucune influence » sur cette transaction (il nie d’ailleurs toute malversation au préjudice de la famille Bettencourt). La police a toutefois retrouvé chez lui des copies de lettres datées de 2005. « Quand je vous ai fait acheter d’Arros, vous m’avez dit : vous y viendrez quand vous voulez », écrivait-il à la milliardaire. Ou encore : « Vous m’avez dit que cela choquerait André si je venais à d’Arros avec David et Pascal [deux de ses amants] au mois de juillet. Voulez-vous dire que cette île que je vous ai fait découvrir, que je vous ai fait acheter et pour laquelle je me suis donné tant de mal, île que vous adorez, m’est interdite ? »
Il est certain que Jacques Grange, le décorateur ami et confident des Pahlavi, était à l’époque un intime de François-Marie Banier et que Carlos Vejarano, l’homme de confiance de la famille princière, les connaissait l’un et l’autre. D’évidence, c’est entre ces trois hommes que l’idée a germé. Banier avait été invité à D’Arros au mois d’août 1998, Grange et Vejarano étaient présents. A la Toussaint, les Bettencourt furent conviés à leur tour et tout partit de là.
Pour les Pahlavi, se défaire de leur havre bénit est un sacrifice mais, outre l’argent (viré sur un compte au Crédit suisse), ils obtiennent une compensation. La vente comporte une cause secrète – probablement non écrite – en vertu de laquelle ils pourront disposer de l’île chaque été, comme avant. A cette période, le couple Bettencourt évite les grosses chaleurs et se rend plus volontiers dans sa propriété de l’Arcouest, en Bretagne. La princesse Niloufar va plus loin : « Nous avons toujours gardé une part de la propriété de l’île, dit-elle. C’était un accord avec eux. De juin à août, nous nous retrouvions chez nous à d’Arros. Nous faisions venir des amis, nous étions très heureux. Les premières années, nous y sommes aussi allés plusieurs fois avec les Bettencourt, nous leur apprenions à l’apprécier. Ensuite, chaque fois qu’ils s’y sont rendus, André a pris l’habitude de m’écrire pour me dire à quel point ils nous étaient reconnaissants de leur avoir cédé notre île. Ses lettres étaient très émouvantes. Je les ai toutes gardées. »
D’un strict point de vue juridique, on l’a vu, les titres de propriété restent détenus par la fondation D’Arros Land Establishment. Mais une autre structure laisse effectivement apparaître le nom des Iraniens : D’Arros Development Ltd, entreprise de services créée aux Seychelles dès 1977 afin d’administrer le domaine et d’en assurer l’entretien. Carlos Vejarano en est le directeur et le capital se répartit entre lui (7%), un associé seychellois (3%) et les Pahlavi (90%). Après la vente, rien ne sera modifié et c’est à cette société que les Bettencourt, pour masquer leur nouveau statut de propriétaires, verseront un loyer annuel de 360 000 euros. Aujourd’hui, la justice considère que D’Arros Development, dont les comptes étaient largement bénéficiaires, a pu alimenter une filière de détournement au profit de Carlos Vejarano – ce que celui-ci conteste.
Pour l’heure, qu’importent les grimoires d’avocats et les comptes d’apothicaires, d’Arros peut reprendre des couleurs. Pour son éden tombé du ciel, la milliardaire ne regarde pas à la dépense. Au fil des mois, de nouveaux bungalows sont dressés, les salles de bains et les cuisines sont remises à neuf, ainsi que toute l’électricité du domaine. Le village destiné au personnel sera lui aussi reconstruit. Quelque 35 salariés y habitent et les Bettencourt viennent toujours escortés d’une petite troupe d’employés de maison. La piste aérienne est restaurée et éclairée pour permettre les atterrissages de nuit. En 2000, on édifie une clinique miniature – conçue « sur le modèle de celle que François Mitterrand avait fait installer à l’Elysée durant sa maladie », assure un témoin. En 2006, André Bettencourt fera même bâtir une chapelle dont l’un des murs est percé d’une grande croix à travers laquelle on aperçoit l’océan. Un laboratoire de recherches ultra-moderne est aussi créé pour étudier la faune et la flore – l’île compte certaines espèces d’oiseaux et de plantes rares. Le couple, qui adore nager dans l’eau de mer, fait creuser un immense bassin naturel à même la plage (coût : 700.000 dollars) qui se change en piscine à marée basse – un jour, un requin s’y est trouvé pris au piège ; les employés du domaine ont dû braver leur peur pour l’aider à sortir avec des filets…
La chapelle bâtie par André Bettencourt en 2006 |
Le bonheur des Bettencourt serait à son comble si leur fille unique, Françoise Meyers, ne refusait obstinément de les y rejoindre avec son mari et leurs deux fils. Dans son esprit, d’Arros est associée à François-Marie Banier. Autant dire que pour elle, c’est un endroit maudit. De fait, le photographe est parfois invité (« Une dizaine de brefs séjours », m’a-t-il fait répondre par son avocat, Me Pierre Cornut-Gentille) et, à en croire certains témoins, il lui arrive de ne pas se comporter en simple visiteur : il fait aménager un chemin pour se promener avec Mme Bettencourt, prétend (en vain) repeindre les maisons du personnel avec des couleurs vives. En 2006, à sa demande, un architecte de Bali est sollicité pour dessiner les plans d’un atelier d’artiste de près de 500 mètres carrés avec cuisine, chambres et salon, qui lui serait destiné. La construction devait revenir à plus de 2 millions d’euros. « J’ai soumis les plans et M. et Mme Bettencourt ont décidé de ne pas le faire », a relaté aux juges Carlos Vejarano. De tels renoncements furent rares. Au total, les travaux effectués ont été estimés, a posteriori, à une trentaine de millions d’euros, auxquels s’ajoutent les loyers. À en croire René Merkt qui, de Genève, donnait les ordres de paiement, l’essentiel du compte secret de la banque Pictet fut ainsi englouti à d’Arros, comme le trésor d’un navire coulé par la tempête – ou des pirates.
20 millions ont disparu
Le 11 mai 2010 à Neuilly, dans l’hôtel particulier de Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre, gestionnaire des biens de la milliardaire, prépare avec elle un rendez-vous avec François-Marie Banier. Le fameux magnétophone du majordome est caché dans la pièce. La vieille dame est fatiguée. Son mari n’est plus là, sa fille a saisi la justice pour dénoncer les agissements du photographe, la justice soupçonne certains de ses proches de profiter de ses pertes de lucidité pour dilapider sa fortune. Sur l’enregistrement, voici ce qu’on entend:
De Maistre : « On voit François-Marie. »
Liliane Bettencourt : « Qu’est-ce qu’il veut, d’abord ?
– C’est moi qui veux. Il y a trois ou quatre ans, vous avez mis D’Arros dans une fondation pour lui.
– Maintenant, il veut la rendre ?
– Non. Vous l’avez transportée…
– D’Arros, c’est l’île ?
– Oui mais D’Arros était dans une fondation qui vous appartient. Me Goguel [l’un des avocats de la milliardaire] est venu vous voir il y a quatre ans et ils ont fait tout un truc…
– Avec qui ça a été fait ?
– Avec Goguel. C’est lui qui a monté ça avec un avocat qui s’appelle Tavernier : un avocat suisse qui me dit qu’il vous a vue. Moi, je ne m’en suis pas occupé (…) En même temps, ils ont pris 20 millions d’euros…
– Pour ?
– Ils les ont mis dans la nouvelle fondation. Celle de François-Marie.
– C’est beaucoup d’argent. »
La suite de la conversation se perd en hypothèses, allusions et périphrases contradictoires, surtout lorsque Banier arrive et affirme n’avoir aucun moyen de faire entendre raison aux avocats. Quand De Maistre lui lance : « Vous savez quand-même que c’est vous le destinataire ultime de l’île ! », le photographe répond : « Tout cela a été fait totalement en dehors de moi. » Si bien qu’à la fin de l’échange, plus personne ne sait qui détient réellement la propriété de D’Arros.
En réalité, voici à peu près ce qui semble s’être passé. En 2005, Liliane Bettencourt demande à René Merkt d’organiser un nouveau transfert des titres de D’Arros Land Establishment au Liechtenstein. Mais l’avocat redoute que l’héritière de L’Oréal ne soit « manipulée » et que l’île ne tombe « entre de mauvaises mains ». Il décide – de son propre aveu – de « s’asseoir sur le dossier ». Peu après, la milliardaire formule une requête similaire auprès d’un autre de ses conseils, Fabrice Goguel, spécialisé à Paris dans les procédures fiscales. Elle souhaite, lui dit-elle, assurer l’avenir de l’île après sa mort. « Elle ne voulait en aucun cas que l’île revienne à sa fille », précisera l’avocat durant l’enquête, ajoutant qu’elle « envisageait de la donner à François-Marie Banier ».
Au printemps 2006, Goguel se rapproche de son correspondant à Genève, Edmond Tavernier et les deux juristes inventent ensemble le projet d’une « fondation écologique » qui leur paraît réunir tous les avantages : vocation irréprochable, fiscalité nulle, confidentialité garantie. Les statuts sont déposés à Vaduz, Lichtenstein, le 20 novembre 2006. La nouvelle entité est baptisée « Fondation pour l’équilibre écologique esthétique et humain » et reçoit de Liliane Bettencourt la propriété de l’île d’Arros « de manière irrévocable et définitive ». Les deux avocats en prennent les commandes : Goguel est nommé président, Tavernier porte le titre de « protecteur ». L’article 2 précise cependant que « si les circonstances rendent impossible ou excessivement difficile l’exercice direct du but principal attribué à la Fondation », c’est-à-dire la préservation de l’atoll, ses dirigeants pourront céder la propriété à des « bénéficiaires » préalablement désignés. Sur la liste, déposée dans le coffre du notaire de Vaduz : trois associations vouées à la recherche médicale (et dirigées par un médecin parisien, ami proche de François-Marie Banier), Banier lui-même et le concubin de celui-ci, Martin d’Orgeval.
Sur le papier, le montage est parfait. Vu du large, rien ne changera à d’Arros. Liliane Bettencourt continuera à en disposer en locataire – le loyer sera augmenté, en 2007, à 560 000 euros par an. Après sa mort, elle pourra tomber dans l’escarcelle de Banier. C’est du moins ce dont le photographe paraît convaincu. En 2003, la milliardaire lui aurait confié avoir rédigé un testament en ce sens. Autour d’elle, tout le monde le pense aussi : domestiques, familiers, conseillers… – certains pour s’en réjouir, d’autres pour s’en alarmer. Le 16 octobre 2006, c’est d’ailleurs Banier en personne qui règle à l’avocat Tavernier les honoraires correspondant à la mise en œuvre de la fondation : 100 019,04 francs suisses (75 000 euros). Par la suite, devant les juges d’instruction (qui le poursuivent pour « abus de faiblesse »), il plaidera l’ignorance : Liliane Bettencourt lui aurait simplement demandé d’honorer une facture à sa place – on se demande bien pourquoi –, il n’avait « pas discuté ». Son avocat nous précise qu’il « ignorait la cause du paiement lorsqu'il l'a effectué » et qu’il ne connaissait pas davantage les détails prévus par les statuts de la nouvelle fondation : « Ce n’est qu’en 2009 ou en 2010 que Me Goguel a indiqué à François-Marie Banier que la structure mise en place pouvait faire de lui, à une échéance lointaine et incertaine, un très éventuel bénéficiaire. »
À l'intérieur de la maison en 2007 |
Tout change en effet à la fin de 2008 et le très cher ami de la milliardaire n’en est pas informé. A cette date, la fondation remplit ses caisses grâce à deux versements issus des comptes de Liliane Bettencourt : 5 millions d’euros le 18 novembre, 15 millions le 23 décembre. Avec l’arrivée de cette manne, l’hypothèse selon laquelle la préservation de l’île ne pourrait plus être assurée s’éloigne et le scénario d’un abandon forcé de l’île s’effondre. A l’arrivée, la vieille dame a perdu son bien mais ceux qui pensaient en hériter en sont pour leurs frais. C’est comme si les titres de propriété s’étaient évanouis… Deux explications possibles : soit les avocats ont manœuvré pour empêcher Banier de récupérer d’Arros ; soit ils se sont égarés dans le labyrinthe juridique qu’ils avaient eux-mêmes imaginé. Pour Banier, le résultat est le même. De dépit, il s’emporte devant les policiers qui l’interrogent : « Cette île, je la déteste. Elle est bourrée de moustiques, elle est minuscule et il y fait très humide. En plus, il y a des requins. Je déteste les îles ! »
Sans les enregistrements clandestins du majordome, l’histoire serait restée secrète et à la mort de la milliardaire, il aurait été trop tard. A l’été 2010, le subterfuge est éventé et d’Arros devient l’objet de toutes les attentions. Au Liechtenstein, les avocats de la famille Bettencourt réussissent à obtenir la dissolution de la fondation et la restitution des titres de propriété – une première dans l’histoire de ce pays, où l’inviolabilité financière est un patrimoine national. A Paris, le fisc inflige un redressement pour la détention non déclarée de l’île et des comptes bancaires suisses – le montant, couvert par le secret fiscal, n’a jamais été divulgué. Aux Seychelles, le gouvernement menace de confisquer le domaine. La loi locale prévoit en effet que toute cession immobilière dans l’archipel doit recevoir l’aval des autorités. Or depuis la vente aux Pahlavi, en 1975, l’administration seychelloise n’a été informée de rien. Après négociation, Liliane Bettencourt doit s’acquitter de 6 millions d’euros d’arriérés de taxe pour recouvrer son bien. Mais la magie est rompue : elle ne retournera jamais à d’Arros. Une fois encore, l’île s’est retournée contre ses bienfaiteurs. Fin 2011, elle est à nouveau à vendre.
Les négociations, cette fois, ne traînent pas en longueur. Le 31 juillet 2012, le ministre seychellois de l’aménagement du territoire annonce que l’atoll a été cédé au prix de 45 millions d’euros. L’acheteur est une société immatriculée aux Seychelles, Chelonia Company (du nom d’une tortue de mer très courante autour de d’Arros), présentée comme une filiale de la fondation océanographique Save our Seas (SOS). Derrière l’une et l’autre s’abrite un milliardaire saoudien, Abdul Mohsen Abdulmalik Al-Sheikh. Passionné par la faune sous-marine et obsédé par l’anonymat, cet homme d’affaires de 57 ans est issu d’une grande famille wahabite qui tient en partie sa fortune d’un groupe de travaux publics. Le personnage paraît échappé d’une aventure de James Bond. Si son nom est régulièrement prononcé lors de prestigieuses ventes de chevaux de course – où il ne montre pourtant jamais – et dans les classements des propriétaires des yachts les plus luxueux du monde, il n’apparaît en revanche sur aucun des documents de sa fondation. Il n’existe pas de photographie de lui, personne n’est capable (ou ne souhaite) le décrire – malgré nos demandes répétées, il n’a d’ailleurs pas voulu me recevoir – et son activité favorite consiste à plonger au milieu des requins.
« Il est doté de moyens considérables mais sa nature le porte à ne pas en faire étalage », confie sobrement l’un de ses avocats suisses, Luc Argand – l’un des deux représentants de la Chelonia Company. Diplômé de plusieurs universités américaines (dont Harvard) en management et en économie, le sheikh doit aussi sa puissance à ses débuts (en qualité de comptable) au coté d’Akram Ojjeh, le célèbre intermédiaire qui négociait les plus gros contrats d’équipement et d’armement saoudiens dans les années 1970. Son mariage avec la sœur de l’une des femmes du prince Sultan, inamovible ministre de la défense du royaume durant quarante ans (il est mort en 2011), a renforcé son influence et il dirige aujourd’hui un groupe de trading international.
Propriétaire d’un palace dans une île voisine, Abdul Mohsen Abdulmalik Al-Sheikh s’était déjà porté acquéreur en 1998, à l’époque où la rumeur seychelloise bruissait des difficultés financières de la famille Pahlavi. Les Bettencourt l’avaient devancé. « L’achat de d’Arros n’a rien d’un caprice de milliardaire, indique Me Argand. C’est un homme qui aime sincèrement le monde sous-marin et tout ce qui s’y rattache. Sa fondation édite des livres et des films, arme des navires et finance de nombreux programmes de recherche en Australie, en Afrique et en Floride. Cette île abritera de nouveaux laboratoires qui contribueront à son rayonnement. » L’avocat révèle que la transaction fut néanmoins « assez sportive ». « Le gouvernement des Seychelles a hésité à transformer l’atoll en parc national, confie-t-il. Il a fallu les convaincre d’y renoncer. » A Genève, le siège de sa fondation est situé au deuxième étage d’un immeuble de bureaux cossu du centre de la ville, qui abrite également les services d’une grande banque et des locaux de la télévision suisse. Save our Seas fête ses dix ans cet automne et l’achat de d’Arros lui a apporté un début de notoriété sans que son propriétaire ait eu besoin de s’exposer. Grâce à elle, l’atoll accueille désormais, deux ou trois fois par an, des groupes d’enfants venus découvrir les richesses de l’océan et les nécessités de le préserver. Dans le lagon turquoise, ils nagent parmi les poissons multicolores. Des éducateurs leur enseignent le respect de l’océan, où l’homme n’est jamais qu’un visiteur. À D’Arros, les requins sont maintenant chez eux.
http://www.vanityfair.fr
La corruption ,se porte bien aux Seychelles.A chaque ministers ses specificites--La corruption est un veritable fleau,qui tuoche partuiculierement les elites,et en l'absence d'initiatives undividuelles ou collectives de production de richesses.L?etat reste la seule vache a lait,donc un rfein au developpement.l'un des facteurs lse plus alarmants expliquant son retard economique.Cet assassinat economique de Seychelles.
ReplyDeletewhere is the million RENE?Connard!
Jeanne D'Arc
Celle de la corruption mutualisee.Eneffet,a ce niveau,le systeme interne est entierement dependant des fraudes et de trafics d'influence,pratiques alors integrees dans tous les corps du governement PP.
ReplyDeletejeanne D'arc
Dr Mitzy new campaign to deal with neonatal mortality.I view,is that looking back into the rocords one could see that infant mortality even during colonization and in the first 10 years of Rene was not alarming.There are various things that can cause neonatal mortality.sepsis,etc... But in my opinion the problem in seychelkles in mostly due to bad hygiene in hospitals than anything else.So if Dr Mitzy really want to deal with the problem she should start by up grading hyginee in hospitals,maternity etc......and education of young first time mothers or parents also important.
ReplyDeleteNo need to wait tax payers money for her campaigne the problem lies in the bad hygine at hospitals.Bad disnffection,bad working conditions,unappropriate Maternity eqwuippment,For example birth are still being deliver as in the 16 centuries though birth delvery can bedone in a more convenient way,such as in a bath full with water and other more confortable manners.Cesarian for instance ,are not practice in Seychelles as in modern countries.No real gang of workers specialized and repsonsible for the qulaity of hygine in the hospitals thus more risks of infections,devlopemnt of other deseases ,etc...
ReplyDeleteIt isa hygenic problem becuase we did not have such dead unbron during Brits time and even under RENE,therefore the only cause could be a problem of bad hygine in hospitals.